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Une brève histoire de la boucle de chaussure masculine

Boucles de chaussures masculines en écrin, vers 1780

Le soulier masculin moderne, à talons et lacets, nait vers 1610 et, dès cette époque, on en soigne la fermeture : on noue, en guise de lacets, des rubans. On forme des rosettes. On ajoute des ornements, qui, dans les années 1660-1670, deviennent très fantaisistes : grosse rose de rubans plissés, cascade de ruban en « petite oie » ou grandes raquettes montées sur métal, en ailes de moulin à vent ou de libellule.

C’est dans ce foisonnement d’excentricités qu’apparaît la boucle de chaussure. Décorative et précieuse, elle est aussi fonctionnelle : elle permet une fermeture rapide des pattes de quartier sur l’empeigne. Premier à en laisser un témoignage, Samuel Pepys, dignitaire anglais, note dans son journal à la date du 22 janvier 1660 «This day I began to put buckles on my shoes » (Aujourd’hui, j’ai commencé à mettre des boucles à mes chaussures). Comme souvent pour les modes, les Anglais en attribuent l’invention aux Français, tandis que les Français appellent les chaussures à boucles « souliers à l’anglaise ».

Apparue vers 1660, démodée vers 1670, revenue vers 1680, la boucle ne s’impose qu’au début du XVIIIe siècle, comme la fermeture évidente du soulier élégant. A la Cour, à la ville, les hommes portent en journée de grosses boucles d’argent, plus ou moins travaillées, mais aussi d’or ou de bronze argenté. Le deuil proscrivant l’or et l’argent brillants, les élégants affligés usent de boucles en argent noirci ou en acier taillé. Les boucles d’acier produites à Wolverhampton, en Angleterre, très prisées à partir de 1760, sont négociées à prix d’or. L’acier est utilisé également pour les chaussures enfants, car il est moins fragile que l’argent. Pour les cérémonies, les soirées et les bals, les boucles de pierreries sont de mise. Un courtisan possède en général au moins une parure, qui comprend une paire de boucles de souliers, et une paire de boucles de jarretières assortie, plus petites, pour serrer la culotte aux genoux.

Boucle supposée de G. Washington, en argent et strass calibrés v. 1780

L’exploitation des riches gisements de diamants du Brésil, à partir de 1725, donne un nouvel essor aux créations de joaillerie, qui atteignent sous Louis XV une démesure inégalée : les boucles de chaussures en diamants en témoignent. A Versailles, elles sont une obligation du paraître : ceux qui n’en ont pas, s’en font prêter par leur parenté ou leurs amis, voire par la famille royale elle-même. Les boucles de chaussures du prince Electeur de Saxe sont l’un des très rares exemplaires parvenus jusqu’à nous, mais les inventaires français en dénombrent beaucoup à l’époque. Celles du Dauphin Louis, fils de Louis XV, sont estimées à près de 10 000 louis. En 1788, à la veille de la Révolution, Louis XVI – grand amateur de pierreries – en fait réaliser une paire, ornée de 80 diamants identiques, taillés en brillants, pesant chacun plus d’un carat : elle est estimé à 48 000 livres, soit environ 400 000 euros. Livrée en 1789, elle n’est sans doute portée qu’une fois, pour la cérémonie d’ouverture des Etats-Généraux. L’usage des boucles en pierreries dépasse le cadre des soirées de Versailles, ou de Paris puisqu’en 1792 l’inventaire des bijoux de Louis Colas Desfrancs (1735-1820), négociant d’Orléans, compte « deux paires de boucles en diamans (sic) à souliers ». Peut-être s’agit-il dans ce cas de faux diamants, abusant un oeil peu expert ? En effet, au moment même où arrivent en Europe les diamants du Brésil, vers 1730, un joaillier alsacien, Georges- Frédéric Strass, invente un cristal très riche en plomb pour imiter le diamant. Il baptise son invention « pierre du Rhin », mais le public la renomme « pierre de Strass » ou « strass ». Le succès de ces imitations précieuses est tel qu’en 1734, Strass est nommé joaillier du Roi. Les strass permettent de varier à l’infini les modèles, suivant les caprices de la mode, à moindre coût. « Le succès de ces bijoux entraîne la naissance d’une nouvelle corporation, celle des joailliers faustiers  » (1).

Lavoisier, par David (boucles de chaussures d’Artois au premier plan)

Les formes, les motifs, les formats évoluent en effet beaucoup. A partir de 1775, la taille des boucles prend une très grande ampleur, couvrant tout le cou-de-pied. Outre-manche, elles sont appelées « Artois shoe buckles » en référence au comte d’Artois, le plus jeune frère de Louis XVI et futur Charles X, alors célèbre pour son élégance de mirliflore. En 1777, le Gentleman’s Magazine de Londres note que « les boucles de chaussures d’Artois deviennent universelles pour les dames comme pour les gentilshommes : les tailles de certaines, portées à la cour, sont gigantesques ».
Dans ses Mémoires, le comte de Vaublanc se plaint de leur incommodité : « Les hommes portaient d’énormes boucles d’argent, si grandes qu’elles rasaient le parquet des deux côtés ; elles blessaient souvent les chevilles (…) Un présent de ces larges boucles fut envoyé par un de nos princes au prince Henri de Prusse, et le Grand Frédéric s’en moqua beaucoup ; il dit que nous mettions à nos souliers les boucles de nos harnais de carrosses. » (Firmin- Didot, 1857, p. 139) Ces excès déclenchent les railleries. Dans la pièce de Sheridan, Le voyage à Scarborough (1777), Lord Foppington, ironise : si les boucles servaient jusque là à tenir la chaussure, “la situation est inversée maintenant, et la chaussure ne sert plus qu’à tenir la boucle”.

La Révolution française met en effet un terme progressif à l’usage de la boucle précieuse, devenue signe honni de richesse et de coquetterie. Dès l’automne 1789, les « dons patriotiques » envoient aux hôtels des monnaies pour 1 million de livres de boucles de souliers, dans la tradition des fontes d’Ancien Régime. Le Dictionnaire national définit en 1790 les boucles d’argent comme un « ornement superflu qui désigne un aristocrate, ou un égoïste au cœur de bronze« . A partir de 1792, le besoin de financer la guerre contre les souverains européens suscite des cérémonies pendant lesquelles les citoyens envoient leurs boucles de chaussures en argent à la fonte, pour sauver la « Patrie en danger ». En échange, ils reçoivent des boucles carrées, de fer ou de laiton, sur lesquelles une inscription félicite le donateur d’avoir payé « le prix du patriotisme français » : les boucles patriotiques. Ces remises volontaires ne suffisant pas, les autorités révolutionnaires orchestrent des réquisitions forcées de bijoux d’or et d’argent. La Convention, par décret, encourage la dénonciation des matières d’or et d’argent, bijoux et autres effets précieux « cachés ou enfouis ». De grandes quantités de boucles de chaussures d’or et d’argent sont envoyées aux hôtels des monnaies… Les fabricants de boucles anglais s’en désespèrent, et sollicitent la protection du prince de Galles qui, en 1791, promet « très gracieusement » qu’il ne portera que des boucles, et qu’il y invitera toute sa Maison. L’élégance de la réponse n’enraye pas la crise. En Angleterre, pour la seule région de Birmingham-Wolverhampton, le nombre de fabricants de boucles passe de 253 fabricants en 1770 à… à peine 20 en 1818.

L'Empereur Napoléon, peint par David en 1812 aux Tuileries, portant des boucles à ses souliers

L’Empereur Napoléon, peint par David en 1812 aux Tuileries, portant des boucles à ses souliers

Les caprices de la mode n’expliquent pas seuls cette régression : le blocus imposé en 1806 à la couronne britannique par Napoléon y contribue fortement. Bonaparte, premier Consul puis Empereur, porte lui-même des boucles à ses souliers, et encourage une production française, notamment parisienne. La boucle de chaussure masculine jette sous l’Empire (1804-1814) ses derniers feux, qui s’éteindront sous la Restauration (1814-1830).

Le lacet ferme progressivement la parenthèse ouverte cent ans auparavant. La survivance dérisoire de l’usage de la boucle sur l’escarpin de cérémonie, jusqu’en 1850, ne fait qu’en appuyer le passéisme. Dès les années 1820, la boucle de chaussure appartient définitivement à une esthétique nostalgique, celle d’abord des émigrés, puis de quelques dandys à talons rouges. La boucle de chaussure, par les folies élégantes dont elle fut l’objet au XVIIIe siècle, porte pourtant avec elle un peu de la « douceur de vivre » de l’Ancien Régime. Voici certainement ce que les collectionneurs passionnés recherchent aujourd’hui encore dans cet objet insolite, et puissamment évocateur : l’esprit d’un siècle.

(1) Maurice Rheims, Les Collectionneurs, Ramsay 1981, p. 156

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Le baron de Besenval, par Danloux

Le baron de Besenval, par Danloux

De 1660, date de sa première mention historique, à la fin du XIXe siècle, où elle est définitivement rangée parmi les accessoires d’un temps révolu, la boucle de chaussure est à la fois un objet utilitaire – elle sert effectivement à fermer la chaussure, au même titre que la boucle de ceinture aujourd’hui -, un objet d’art décoratif, un joyau chez les plus fortunés, un phénomène de mode, et donc de société. Elle est indissociable du XVIIIe siècle, temps de son apogée, au même titre que les bas blancs ou la perruque poudrée.

La boucle de chaussure, aujourd’hui objet de curiosité, est une porte d’entrée atypique sur notre histoire.

Entrons.