La boucle de soulier dans l’œuvre de Louis Léopold Boilly (1761-1845)

Célèbre portraitiste, le peintre Louis Léopold Boilly est aujourd’hui principalement connu pour ses scènes de genre. Elles ne représentent pourtant qu’une petite partie de son oeuvre prolixe : on compte environ 4500 portraits pour 500 scènes de genre.
Observateur attentif d’une société parisienne en pleine mutation, de la Révolution à la Restauration, il représente avec acuité un quotidien recomposé. Il peut réunir dans une même toile, comme dans la rue de Paris, des personnages d’âges et de conditions extrêmement diverses. Au-delà des qualités esthétiques de ses compositions délicates, la grande précision des costumes, des décors, des postures de ses œuvres est souvent étudiée à des fins documentaires. Quand Boilly commence sa carrière, dans les années 1780, la boucle d’argent large, dite à la d’Artois, couvrant le cou de pied est l’ornement du soulier élégant. On le note clairement sur les chaussures de l’Amant Constant, une oeuvre de jeunesse.

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Louis Léopold Boilly, l’Amant constant, vers 1780

Dans le portrait de la famille Gohin (1787), on observe que le jeune homme élégant comme le patriarche arborent ces larges boucles d’argent.

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Louis Léopold Boilly, La famille Gohin, 1787 – Musée des Arts décoratifs, Paris, DR.

Sous la Révolution, dès les grandes fontes de bijoux de l’automne 1789, comme nous l’avons exposé dans la brève histoire de la boucle de soulier, l’usage de la boucle d’argent tend à disparaître. En effet, les patriotes sont invités à donner leurs boucles d’argent pour la Nation. Boilly a réalisé plusieurs portraits en pied de révolutionnaires. Observons Robespierre, vers 1791, et d’Averhoult, président de l’Assemblée législative, en 1792. L’un et l’autre sont des hommes aux idées politiques progressistes qui demeurent attachés aux modes de l’Ancien Régime. Robespierre porte jusqu’à sa mort la perruque poudrée à frimas, comme d’Averhoult. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve à leurs pieds ces larges boucles.

Celles de Robespierre, de forme presque carrées, sont sobres et classiques, particulièrement élégantes sur des escarpins fins à bouts pointus.

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Louis Léopold Boilly, Robespierre, v. 1791, Palais des Beaux-Arts de Lille, DR

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Boilly, Robespierre, détail des souliers

Celles de d’Averhoult, en 1792, sont spécialement remarquables : ovales et larges, elles couvrent presque tout le pied. C’est une forme caractéristique de la toute fin des années 1780, qui montre chez d’Averhoult un réel souci de l’apparence. Nous en présentons une dans cet esprit ci-dessous. Notons également que, étonnant peintre des détails, le peintre a figuré la goupille centrale de la boucle sous le cuir des pattes de quartier : le système de fermeture se devine.

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Louis Léopold Boilly, Portrait de Jean Antoine d’Averhoult, 1792.

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Boilly, Portrait de d’Averhoult, détail des souliers. La goupille centrale se devine sous le cuir.

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Large boucle de soulier ovale, par Jean-Antoine Gagnedenier, Paris 1789- Coll. APS

Les boucles de soulier de d’Averhoult sont d’autant plus remarquables qu’elles sont très modernes pour son temps, un véritable accessoire de mode. A l’inverse, à partir de 1800, dans l’oeuvre de Boilly, la boucle de soulier devient l’accessoire du notable de l’Ancien Régime survivant comme un fantôme dans la modernité.

Dans l’Atelier de Houdon, vers 1804, le notable d’âge mûr qui se fait portraiturer – parfois identifié comme étant Laplace ou Monge – porte des boucles d’argent. L’ensemble de son costume évoque d’ailleurs la fin du règne de Louis XVI plutôt que les années 1800 : perruque poudrée, habit, culotte courte également munie de boucles d’argent. On observera, toujours dans le goût du détail propre à Boilly, le nuage de poudre tombé de la perruque sur le col du personnage…

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Louis Léopold Boilly, l’Atelier de Houdon, vers 1804, Musée des Arts décoratifs, Paris, DR.

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Boilly, l’Atelier de Houdon, détail

Dans l’Entrée du Jardin turc (1812), seul un vieil homme corpulent, vêtu comme sous l’Ancien Régime, perdu dans ses rêveries nostalgiques, à droite de la composition, porte des boucles sur ses souliers usés. Ce sont de petites boucles rectangulaires, à la mode sous l’Empire, mais, on le voit, déjà réservées à une forme d’esthétique passéiste.

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Louis Léopold Boilly, Entrée du Jardin turc, 1812, Getty Museum, DR.

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Boilly, Entrée du Jardin turc, détail. (Dans l’angle supérieur droit, Boilly s’est représenté)

La toile la plus représentative de cette tombée en désuétude de l’accessoire est certainement, à notre goût, l’Intérieur d’un café ou le Jeu de dames, vers 1824. Comme souvent dans les scènes de genre de Boilly, différents types sociaux sont représentés. Ici, un homme dans la force de l’âge dispute une partie de dames contre un vieillard. Le jeune bourgeois, en pantalon, redingote et haut-de-forme, représente la société moderne de la Restauration. Il porte les cheveux naturels, les favoris et la moustache. L’élégance simple de son vêtement, le ruban de la Légion d’honneur à sa boutonnière, témoignent de sa réussite sociale. Face à lui, le vieillard cacochyme est le fantôme d’une société engloutie par la Révolution. Son habit à la mode de Louis XVI, sa culotte, ses bas de soie, sa perruque blanche, sa croix de Saint-Louis – qui fait pendant à la Légion d’honneur du bourgeois – tout fait de lui un survivant de l’Ancien Régime, sans doute revenu d’Emigration. Ses larges boucles de souliers d’argent, à la mode des années 1780, sont l’accessoire de sa sénescence. Il est le seul de cette composition à en porter encore, au bout de ses longues jambes maigres. Il semble maugréer, comme le personnage du pamphlet contre-révolutionnaire « Rendez-moi mes boucles ! »

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Louis Léopold Boilly, Intérieur d’un café, v. 1824 – Domaine de Chantilly, Musée Condé, DR.

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Boilly, Intérieur d’un café, détail des souliers à boucles

 

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Large boucle de soulier rectangulaire en argent d’époque Louis XVI, collection APS

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